L'héroïne de ce roman est convoquée par la police "pour une affaire vous concernant". Un corps est retrouvé sur une plage du Havre, un inconnu qui a dans une poche un ticket de cinéma avec le numéro de téléphone de la narratrice, une doubleuse de cinéma. Elle doit connaître ou être connue du mort. Mais qui de ses proches aurait pu mourir sans qu'elle soit prévenue ? Zambra, le policier qui la reçoit lui apprend qu'il s'agit sans doute d'un homicide. Mais vraiment, le corps ne lui dit rien. Pourtant, lui est persuadé qu'elle le connaît.
Alors la narratrice va parcourir la ville du Havre, revoir le bar de sa jeunesse, le cinéma d'où provient le ticket avec ses "dix chiffres à l’encre bleue", traverser des lieux qui lui rappellent sa vie dans cette ville, des gens connus, le bombardement du début septembre 1944, l'interview, pour un travail scolaire, de Jacqueline qui avait vingt ans lors des bombardements. Au bar, elle est reconnue par Virginia, la sœur d'une camarade de classe qui lui fait croiser la réalité de deux Ukrainiennes qui attendent leur visa pour l'Angleterre. Elle lui pose la question "ce mec qu’on a retrouvé, tu le connais ?".
Peu à peu, à force de déambuler dans la ville, des souvenirs lui reviennent qu'elle croyait avoir oublié. La narratrice cherche comment elle aurait connu le cadavre en même temps qu'elle nous fait connaître Le Havre, son histoire, sa géographie qui sont aussi celles de sa vie, de ses sentiments, de ses émotions, de la disparition de son premier amour.
Maylis de Kerangal écrit ce texte à la première personne du singulier. Elle nous donne plusieurs indices qui nous font penser que l'enquête que mène la narratrice est une recherche de ce qui a disparu pour éviter qu'il se perde. Ce récit sensible, écrit avec soin et délicatesse apparaît comme un hommage à la ville de l'autrice, qui est le décor de ses romans, une ville de vent, de ressac, de porte-containers, de confluence.
La narratrice, une romancière, décide d’apprendre à « coder coder coder » dans le langage Python, parce que c’est le code de Google et qu’il est réputé abordable. Aussi parce que le jeune Boris qui continue de coder à la table familiale l’a fasciné.
Python – Nathalie Azoulai
Elle se fait aider par des jeunes femmes, Chloé, Margaux et Marion, puis par des jeunes hommes, Boris, Enzo, car le monde des geeks est plutôt un monde de jeunes hommes à capuche. Elle, qui est plutôt du monde d’avant Google, leur demande, à ces jeunes, de lui apprendre à coder en Python alors qu’elle n’a aucune chance d’en maîtriser l’écriture.
Car si on apprend quelques lignes de code dans ce roman, on apprend surtout comment « des jeunes hommes à capuche » très concentrés devant leurs écrans écrivent du code avec rigueur, sans aucune erreur alors qu’ils écrivent très mal le français. On découvre sous quelles couches d’écriture se cache le code qui rend Google lisible par tous, comment il est stocké dans le monde concret de « 4800 datacenters inégalement répartis sur la planète, comment il est transporté par des câbles sous-marins« . Et que « le nuage (…) est une pure fiction« .
Souvent, Nathalie Azoulai qui a déjà écrit « La fille parfaite« , un roman dans lequel s’affrontent deux amies, l’une littéraire et l’autre scientifique, fait des liens entre le code et la littérature, les auteurs, les films et les acteurs. À cause de ce code structuré et logique, elle fabrique un tableau sur lequel, de façon très ordonnée, elle aimante photos et données sur les personnes qu’elle rencontre. Comme quoi « coder coder coder » modifie la perception et façonne la manière de penser des humains. Elle revisite même sa vie, ses choix, son désir de connaître « le monde des garçons« .
Aujourd’hui, on construit des mondes en écrivant des livres ou en alignant des lignes de code. Ces garçons écrivent pour faire apparaître leur monde, comme le font ceux qui écrivent des livres. S’intéresser à eux et à leur culture n’est pas absurde, même quand on est du « vieux monde« .
Le roman est agréable à lire, avec son côté décalé, inversé, avec cette femme plus si jeune qui va voir des jeunes pour apprendre un savoir qu’elle ne maîtrisera ni n’utilisera jamais. Souvent, on sourit devant ce tableau étonnant. Pourtant, à l’heure de ChatGPT, il n’est pas ridicule de s’intéresser au monde du code et des codeurs.
Avec un recul déjanté, drôle et loufoque, la narratrice – qui parle d’elle à la deuxième personne – raconte sa migration et celle de Dora de la Bulgarie à la France.
Elitza Gueorguieva est étudiante en cinéma, elle a choisi librement de migrer en France dans les années 2000 avec son « grand Larouse illustré » et son « Petit Larousse du savoir-vivre« . Elle veut devenir « libre« , avoir son récépissé qu’elle nomme « laissez-pisser » .
L’autre s’appelle Dora, elle qui « est de là d’où elle ne vient pas », n’a pas choisi son travail ni sa migration. Elle exerce le métier de prostituée « dans le quartier délabré de la gare de Perrache » pour gagner l’argent qu’elle envoie à ses enfants en Bulgarie, à moins que ce ne soit à son souteneur dont elle va finir par se débarrasser. Elles subit des « passe express (…) qui réveille des horreurs enfouies (…) qui fait mal au cul » parce qu’elle n’a pas trouvé d’adéquates techniques de « débarrassagement » .
La narratrice fait des listes d’objectifs, de vocabulaire, de ce qu’elle voit de « merveilles« , collectionne des articles de journaux, lit des citations du Grand Larousse pour apprendre à bien articuler le français. Elle fait souvent dans l’autodérision donnant « 7 raisons de ne pas sortir avec une fille de l’Est« .
L’étudiante en cinéma utilise sa caméra art pour décrypter la mythologie des « Filles de l’Est« , pour montrer « celles qu’on ne montre pas (…) celles qu’on évite de voir« . Elles ne sont pas ce que les hommes français ont transformé en choses virtuelles, elles ont une vraie réalité humaine. Elles sont des Bulgares qui parlent ou ne parlent pas le français, elles ont des turques forcées à devenir bulgares et à changer de nom, elles font des études ou ont un emploi, elles ont des amis et des ennemis, elles ont une vie bien à elles.
Ce petit roman plein de fantaisie mélange le mythe et la réalité. C’est un roman d’exilées à Lyon en 2001, qui joue avec les préjugés sur ces filles toutes jolies quand elles sont jeunes, qui vieillissent en devenant laides. Il mélange les origines et les langues, les conseils du Petit Larousse du savoir-vivre et les articles du journal Le Monde, et bien d’autres choses, la nostalgie du pays et de la famille qui y reste vivre.
Derrière le burlesque, le loufoque et les quiproquos langagiers, ce roman quasi documentaire met en scène des femmes qui veulent échapper à l’identité qu’on leur impose et qui marchent vers leur liberté.
Bart travaillait à Pôle Emploi, au suivi des dossiers. Après un licenciement dû à une contraction d’effectifs, ce discret employé consciencieux et loyal organise sa disparition et se terre dans une cité judiciaire où il va pouvoir observer la justice afin de savoir si elle existe vraiment, et « vérifier que la justice est juste« .
Joy Sorman s’est immergée dans le tribunal de Paris, 17e arrondissement. Elle l’a exploré de haut en bas et a surtout assisté à de nombreuses audiences, dans différentes chambres, pour savoir et comprendre comment est rendue la justice.
Bart loge dans un faux plafond où il sèche son linge, se lave dans les toilettes, se nourrit de gâteaux à la cafeteria. Il quitte pas le palais. Lui qu’on a effacé des effectifs de Pôle emploi s’exclut, se fait clandestin, « dans l’immobilité du palais de justice, Bart s’est emmuré« .
Il assiste aux audiences dans diverses chambres, « la 10e – pénal général après instruction« , « la 16e chambre – infractions liées au terrorisme« , « la 15e, mineurs et affaires familiales« , « la 23e chambre : comparutions immédiates »… Il observe les personnes, juges et prévenus, écoute les accusations et les plaidoiries des avocats, les réquisitions de l’avocat général. Il s’étonne que chaque jugement se termine de la même façon, l’accusé est jugé coupable et condamné. Il voit des prévenus « qui n’ont pas les codes« , qui ne parlent pas la langue des juges, « des juges appliquer la loi plutôt que rendre la justice, (…) des juges sourds au sentiment de justice« . « Si les juges écoutaient leurs sentiments, on les verrait blêmes et tremblants au moment de prononcer la sentence, devenue incertaine, faillible« . Il relève la plaidoirie d’une avocate qui affirme que la peine est « une folie qui asservit la justice à la prison, en fait sa subordonnée, contrainte de justifier et de couvrir les années d’incarcération » comme s’il n’y avait pas de peines alternatives.
Peu à peu, Bart cesse de « croire en la responsabilité individuelle« , il a le sentiment que la présence d’un accusé est « un effet de tout ce qui est arrivé, une succession d’événements délétères« , que nous sommes tous reliés dans ce qu’on nomme société, que nous sommes « tous victimes et complices, tous coupables« , des petites gens brisés par la mécanique implacable du tribunal.
Le Bart de Joy Sorman, et elle-même, ne croit pas en la barrière qui sépare les prévenus de ceux qui les jugent et de ceux qui assistent aux audiences. Lui qui ne dit rien, qui ne fait qu’assister sans réagir révèle que la justice est injuste.
Au milieu du 19ème siècle, Mercator, Nicholas et Michael Fleming ont hérité d’un baleiner à la mort de leur père, le Freedom. Ils appartiennent à une famille de chasseurs de baleines de l’île de Nantucket. Un violent incendie du port de l’île les met dans une situation difficile. Ne pouvant rembourser des dettes, Mercator convainc ses frères de former un équipage et de partir chercher de l’or en Californie. Le voyage dure six mois, par le cap Horn, New-York, Valparaiso. Hélas, ils découvrent qu’ils ne sont pas les seuls à rêver de faire fortune avec l’or des rivières ! Mercator comprend vite qu’il peut faire fortune avec le commerce du bois, surtout des grands séquoias.
Michel Moutot nous offre un roman de mer et d’aventures qui commence par une chasse à la baleine et se poursuit par la carrière d’un capitaine qui sent comment tourne le vent et trouve la fortune dans le commerce du bois.
Les rebondissements sont nombreux, avec des risques de faillites ou e naufrage, des tempêtes, des brigands, des conflits entre frères, des pirates, des indiens Miwocks, de fortes relations d’amitié, une grande histoire d’amour, un port boueux en construction, la grandeur des forêts de séquoias. Sans oublier Mercator Flemming, ce petit capitaine qui va devenir un héros riche et puissant.
Le roman est captivant, Michel Moutot sait y faire pour entraîner le lecteur dans les pas d’un Mercator visionnaire, pour adopter sa démarche d’homme participant à la construction d’un nouveau monde, pour nous faire vivre chaque scène comme si on y était. C’est un grand et beau livre, bien écrit, respectant l’histoire.
Un siècle et demi plus tard, le lecteur sait ce qu’ont produit la soif de l’or, les chasses mercantiles à la baleine, les forêts exploitées jusqu’à leur destruction, les rivières polluées, les tribus indiennes asservies ou massacrées. Le monde nouveau de Mercator avait son revers qu’il ne connaissait pas.
Que ceci n’empêche aucun lecteur de se plonger dans ce grand et beau roman d’aventures !
Prix Relay des voyageurs Lecteurs 2018