Estelle, une comptable quadragénaire, apprend qu'elle est atteinte d'une tumeur au cerveau qui ne lui laisse plus que deux mois à vivre. Elle quitte son travail, vide et vend sa maison pour aller terminer ses jours dans une unité de soins palliatifs. Étonnamment, cette femme seule, sans parents ni enfants, sans amis, que personne ne pleurera, y trouve l'apaisement.
Elle y rencontre Juliette, une jeune infirmière qui aime son métier. Elle a l'âge d'être sa fille. Elle vit en couple sous l'emprise d'un homme qui se veut écrivain, qui n'a pas encore publié, qui est violent, agressif, insultant vis-à-vis d'elle.
Le médecin responsable de ce service est le docteur Benimar. C'est un homme d'apparence modeste, très attaché aux personnes de son unité. Il a été un oncologue réputé. On apprendra quelle est la faille de cet homme qui passe ses jours et ses nuits dans l'hôpital et qui se réfugie souvent à la chapelle.
Quand Estelle apprend qu'elle se trouve en rémission, elle commence à s'intéresser aux autres patients, elle leur fait de la lecture, à recueillir leurs mots, à écrire la lettre qu'ils aimeraient que leur proche lise après leur décès.
Quand Juliette décide de quitter son compagnon et qu'Estelle doit quitter l'unité, le docteur Benimar décide de les accueillir dans sa maison. Commence alors une joyeuse cohabitation et le temps où chacun va se défaire de ses handicaps relationnels.
Sabrina Philippe est psychologue et son roman est très marqué par le souci de soigner, de marquer qu'une vie difficile et chaotique n'est pas une fatalité, qu'il faut chercher la lumière plutôt que s'abandonner à une déprime obscure. C'est aussi un roman sur différents types d'emprises : celle de la solitude et de l'ennui d'Estelle, celle amoureuse de Juliette, celle du métier pour le médecin.
L'autrice décrit avec une finesse certaine les sentiments de ses personnages et leur évolution. Elle confronte le lecteur à la question de sa réaction face à une fin de vie imminente. Elle les prévient qu'aucun humain n'est immortel, qu'il faut dire ce qu'on a à dire et faire ce qu'on doit faire tant que la vie nous est offerte.
Que la rencontre des trois personnages soit très fictionnelle n'empêche pas que ce roman est émouvant.
Un roman indigné
Agnès de Clairville fait valoir le point de vue des animaux sur la vie de la famille qui exploite une petite ferme d'élevage agricole, le père, la mère et les deux garçons.
L'autrice a diversifié les angles de vue en divisant son texte en dix parties dans lesquelles les trois mêmes animaux s'expriment : la vache pie noir, le chat tigré, la chienne épagneule, puis la pie après la mort de la vache. Ils n'ont pas la même vie, la vache va au champ, est attendue à la salle de traite, produit du lait et des veaux, le chat a accès à la vie intime puisqu'il peut circuler librement dans la maison, la pie pouvant voir la cour d'en haut "domine la situation". Ils ont leur vocabulaire et ne nomment pas avec les mêmes mots les bruits, les autres animaux, la chair, la reproduction, le sang, la mort .
Les animaux nous font voir la vie des humains : l'homme toujours au travail sauf quand il va à la chasse, la femme qui subit la situation et revient d'une absence avec un enfant, l'aîné qui prendra la suite, celui pour qui "on fait tout ce qu’il faut pour toi", le plus jeune méprisé parce qu'il veut aller au lycée et ne pas être agriculteur.
Ce livre montre bien la dure et ingrate condition de l'éleveur qui doit gérer une exploitation, surveiller et conduire l'élevage du bétail, se soumettre aux règlements sanitaires, craindre la maladie de ses bêtes, n'avoir qu'un faible et aléatoire revenu.
Pour ajouter à la dramatique de la narration, l'autrice en a fait une famille de taiseux, a ajouté une histoire d’infanticides et de violences sexuelles. Elle interroge ainsi notre rapport à la vie et à la mort, les nôtres et celles des animaux, à la maternité, à la parentalité, à la domination sur les animaux et les proches, à ce qui tient ensemble une famille sur son exploitation, à l'identité sociale des paysans.
La ferme est un lieu à part, un huit-clos où les travaux d'élevage, une grossesse non désirée, des violences des maladies du cheptel peuvent tragiquement déchirer la vie de ceux qui y vivent si proches, animaux comme humains.
Abordant ce livre, on pourra être surpris par la langue particulière et maîtrisée décrivant ce que voient et vivent les animaux et les humains.
Un roman indigné.
Deux vieillards sont exécutés par une jeune femme, une américaine d'origine italienne qui a immergé leur voiture dans un des canaux qui aliment Milan. Il y aura d'auter noyés par la suite.
Le détective Duca Lamberti est un supplétif de la police officielle. L'homme est plutôt retors. Chirurgien interdit d'exercer suite à une euthanasie, un avocat louche lui demande de refaire l'hymen d'une jeune femme fiancée à un homme jaloux exerçant la profession de boucher. Il assortit sa demande d'une grosse somme d'argent et de la promesse de lui faire réintégrer l'Ordre des médecins. Duca fait semblant d'accepter et court raconter son histoire à un commissaire de ses amis. Du coup, son cabinet voit passer les malfrats milanais, tous liés à la drogue, au trafic d'armes ou à la prostitution. Cela annonce d'autres victimes...'
Duca est un personnage sombre, qui ne s'aime pas et qui ploie sous de multiples fardeaux : aider sa future fiancée défigurée par un coup de couteau, assurer l'entretien de sa sœur et de sa fille handicapée, supporter la réputation de mauvais médecin alors que son père fût un bon flic, croire qu'il est un criminel après avoir subi de la prison à cause d'une euthanasie qu'il a pratiqué sur une cancéreuse en fin de vie. Bref, il voit toute la noirceur du monde contre laquelle il lutte autant qu'il le peut.
Qu'on ne s'étonne pas que les filles soient faciles,que les délinquants des baffes que prennent, que l'alcool soit utilisé pour les besoins de l'enquête, que les flics sont légèrement dévoyés, facilement violents. Au début du livre, un avertissement précise que "Ce roman a paru en Italie en 1966. Il est à lire dans le contexte de l'époque". Si on n'écrit plus ce genre de romans aujourd'hui, du moins pas avec ce style. Il reste que c'est un vrai bon roman noir au rythme soutenu, qui ne fait pas dans l'économie de la désespérance, des excès des flics et de la violente noirceur du monde criminel, qui ne se force pas pour être drôle.
Iegor Gran raconte ici l'histoire de ses parents, Andreï Siniavski et Maria Rozanova, en URSS.
Un certain Abram Tertz publie, en février 1959, dans Esprit, la revue de Jean-Marie Domenach, un texte critiquant le concept de réalisme soviétique. Les autorités n'apprécient pas et demandent aux "services compétents" - comprendre le KGB - de trouver son auteur. La traque sera longue – sept ans - et laborieuse avant qu'ils démasquent André Siniavski (1924-1997) en février 1966 et le condamnent à sept ans de camp en Sibérie, alors que son fils, Iegor, a deux ans. Il en reviendra physiquement diminué.
Pendant ces années, l'ouvrage raconte la vie quotidienne en Russie au début de l'ère Kroutchev, après les purges staliniennes. C'est une époque curieuse où le communisme veut montrer son visage humain et où le pouvoir ne sait pas s'il doit être plus ou moins répressif. Les gens commencent à avoir des envies d'autres choses, se mettent à lire le roman - interdit – de Pasternak, Le Docteur Jivago, à écouter du jazz, de porter des jeans américains...
Iegor Gran raconte l'histoire de ses parents du point de vue du KGB, comme s'il voyait tout ce qui se passe dans la société soviétique. Le couple s'attend à une arrestation imminente sans cesser de vivre normalement. Ils décident de faire un enfant pour montrer leur foi en l'avenir. Les parents se comportent en filous. Ils n'hésitent pas à provoquer les agents, à répondre à côté aux questions du lieutenant Ivanov qui veut savoir où Maria cache les manuscrits de son mari, dans "la chambre secrète de Toutânkhamon" qu'il ne trouvera pas. Lors d'un repas d'anniversaire, André Siniavski qui a un peu trop bu, porte un toast à Abram Tertz et s'exclame "Car Abram Tertz, c’est moi !". Il plombe l'ambiance, mais personne ne le croit.
Les agents des services de renseignement sont des amateurs qui ne dédaignent pas de s'octroyer quelques menus privilèges. Iego Gran ne se prive pas de manier l'ironie pour décrire les personnages et leur peu d'efficacité. Il fait montre d'une grande irrévérence à l'égard du système politique et des agents du KGB. L'auteur s'est beaucoup documenté pour nous offrir ce récit hautement instructif qui, malgré la gravité de l'histoire, se lit comme un texte d'humour.
Le récit inverse les points de vue en racontant l'histoire du point de vue du KGB, tout en rendant hommage à la personnalité des parents de Iegor Gran, à leurs idéaux, à leur audace baroque.
André Siniavski n'a pas cherché à devenir un dissident, un opposant politique. Il l'affirme "Le Réalisme socialiste est une réflexion esthétique. Il n’y a rien de politique dans mon texte". Il avait seulement le désir d'écrire des livres, de raconter des histoires, de discuter, de réfléchir au pouvoir de la littérature.
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Note : Il est encore plus intéressant et jouissif de lire ce récit après avoir lu "L'entretien d'embauche au KGB".
Alix tient un journal, comme le titre laisse à entendre ; Chaque jour, elle se contraint à noircir une page qui se termine par une question à choix multiple. Bientôt, Alix sera devenue si puissante qu’elle pourra noircir toutes les cases, mais nous n’y sommes pas encore. Pour mieux écrire, elle s’inscrit à un atelier d’écriture et choisit le module "aller au fond de soi comme moyen d’écrire le monde". Ce qu’elle va s’appliquer à faire, jusqu’à indisposer les participantes à l’atelier.
Iegor Gran précise dans un Avertissement au lecteur que le carnet de Moleskine que nous allons lire est "Conservé sous scellés au palais de Justice de Paris", peut-être parce qu’il décrit ce qui se passe dans "l’organisation où travaillait Alix [est] une émanation du ministère de la Culture" ? Une manière de susciter chez le lecteur l’envie d’en savoir plus et, très vite, de souhaiter qu’on aille au bout.
Au bout de quoi ? De cette affirmation d’Alix ""Quand l’homme est mangé cru, il est moelleux sous la dent, sa chair est
délicate, et je ne sais jamais quel vin choisir." et de son obsession de se repaître de chair humaine.
Le journal d’Alix est le récit d’une vie de bureau somme toute banale, même si elle se déroule à l’Institut, un département du ministère de la Culture. Vaillancourt, son chef, règne sur une équipe de femmes. Puisque la cantine est peu appétissante et que son chef aime la viande, avec son amante très soumise, Apolline, qu’elle a séduite, Alix va exiger qu’elle devienne une cantine totalement végane. Elle étend peu à peu son emprise en enrôlant une collègue effacée, Anne-Barbe, qui exige l’exemplarité de tous qui doivent se nourrir à cette cantine. Dans sa vie privée, elle soumet Apolline à son appétit sexuel sans limite, reproduisant les rapports de domination et les relations de possession que les femmes subissent dans le service. Sans que tout ceci aille jusqu’à éteindre l’obsession fantasmée d’une orgie carnée de son supérieur.
Et là se niche le talent de Iegor Gran : Alix va-t-elle aller jusqu’à manger concrètement son chef ? Il crée chez son lecteur la faim d’une fin sanguinolente sans jamais le rassurer sur l’évidence d’une issue cannibalistique. Mais qu’on se rassure, la fin, dont on ne dira rien, sera bien ébouriffante...
Avec une langue maîtrisée qui ne se refuse pas grand-chose pour nous emmener dans les délires et les désirs fantasmés d’Alix, Iegor Gran décrit les rapports de domination et de séduction qui existent dans les entreprises et même dans un service du ministère de la Culture dont on pourrait attendre mieux. Il montre comment l’alliance de quelques personnes énergiques peuvent faire tanguer des pratiques traditionnelles.
Une lecture très réjouissante.