Eric R.

Conseillé par (Libraire)
3 mars 2023

Une nouvelle collection attrayante

Les faits divers disent beaucoup d’une société. Les journalistes, les écrivains s’en emparent pour résoudre des affaires jusqu’alors non solutionnées, décrire des personnages hors du commun, une époque. A un tel phénomène les éditeurs ne pouvaient rester insensibles. La maison d’édition de livres de poche 10-18 du groupe Editis s’est associée au magazine Society pour créer une nouvelle collection « True Crime » dont le but est de publier « une affaire criminelle par État » américain afin d’en dessiner une cartographie des crimes. Cette collection est inaugurée avec trois ouvrages emblématiques et répondant à un cahier des charges commun.

L’affaire Alice Crimmins est un de ses premiers livres de la collection et constitue une belle entrée en matière. Nous sommes en 1964 dans le quartier du Queens à New-York. Quand elle se lève Alice Crimmins ne trouve pas ses deux enfants dans leur chambre. La fenêtre est ouverte, un landau est devant la fenêtre mais aucune trace de Eddie, 5 ans, et Missy, 4 ans. Ils vont être retrouvés séparément dans les jours qui suivent affreusement mutilés. Très vite le profil de leur mère devient au milieu de ces années soixante, un motif d’acharnement policier. Fêtarde, adultérine, grande gueule, aimant l’alcool, le sexe, elle a rapidement aux yeux de policiers exclusivement masculins, d’origine irlandaise, profondément catholiques, un profil de femme immorale et donc de coupable.

Obsédés par cette supposée culpabilité, ils vont alors mettre tout en oeuvre pour déstabiliser la jeune femme jusqu’à son procès: micros, faux témoignages, dénonciations calomnieuses, mensonges, fausses preuves, faux témoignages, tout n’a qu’un but: prouver la culpabilité de Alice Crimmins, la mauvaise mère et donc l’assassine, le tout dans une ville de New-York qui atteint au cours de ses années le sommet de la délinquance et de la violence. Un premier procès a lieu en 1968. Puis un second en 1971 mais entre ces deux jugements, le mouvement féministe est apparu, rejetant l’image patriarcale de la femme et de l’épouse. Mère au foyer, épouse soumise, la femme américaine est en train de rejeter ces stéréotypes pour s’émanciper. Suffisamment pour modifier un premier jugement?

En choisissant ce récit comme ouverture de collection, l’éditeur répond à la perfection aux ambitions éditoriales annoncées. Ce fait divers fut l’un des plus importants de l’Amérique des années soixante et démontre les fléaux du pays: machisme outrancier, morale puritaine qui fait fi de la vérité, mafia, magistrats carriéristes, politiciens douteux et opportunistes dessinent une société en proie à des démons idéologiques et moralisateurs outranciers.

Anaïs Renevier, l’autrice de ce livre, journaliste au magazine Society, s’inscrit dans le cahier des charges de la collection. Pas de littérature, ni de faits ou de personnages romancés mais une enquête, un récit documenté et actualisé, accompagné de témoignages recueillis récemment, qui se lisent comme un roman policier, éloignés des passions.
C’est l’Amérique entière que la collection 10-18 va ainsi couvrir puisque les deux autres premiers livres publiés simultanément se déroulent dans l’Ohio (« L’inconnu de Cleveland ») et en Californie (« L’affaire du Golden State Killer »), les auteurs étant également des collaborateurs de Society. Une collection déjà attrayante, facilement identifiable par ses couvertures, mosaïques de photos d’archives, et qui est prévue pour être déclinée en audio, film, BD. et Podcast « Histoires criminelles d’Amérique » qui racontera les dessous de ces enquêtes journalistiques.
Un vaste et séduisant projet éditorial qui devrait rencontrer son public.

Editions de la Salamandre

19,00
Conseillé par (Libraire)
27 février 2023

Tendre et poétique

Jusqu’à nouvel ordre pour marcher il faut deux jambes, deux appuis. Edmond Baudoin depuis son enfance, avec son frère Piero, les possède et les utilise pleinement. La première de ces jambes s’appelle le dessin dont il décidé à l’âge de trente ans, après des années comme comptable, d’en faire son métier. La seconde se nomme le voyage, l’itinérance seul près de son village de Villars, dans l’arrière pays niçois, ou accompagné parfois pour des voyages lointains avec des compères comme Troubs ou Emmanuel Lepage. On peut y ajouter l’écriture puisque on désigne communément Edmond Baudoin comme le premier dessinateur de BD à raconter sa vie dans ses ouvrages, l’exofiction en avant première. Aussi est il bien le seul à s’étonner quand il nous déclare ne pas comprendre pourquoi on lui a demandé un livre sur la marche, dans le cadre d’une collection dédiée. « Nous sommes des millions à marcher. Pourquoi moi? ».

La réponse s’impose à elle même à la lecture de ce petit ouvrage touchant et sincère, comme d’habitude avec le dessinateur, qui fait effectivement un pas « hors des cases ». Mais pas tant que cela, tant ces cent quinze pages constituent un texte pictural. A travers les chemins près de chez lui, celui de Saint Jean, titre d’une de ces BD ou sa variante, vers Sarzit, puis ceux du monde entier, le Québec, la Colombie ou le Mexique, il laisse les traces au sol et sur le papier de son existence et nous donne à voir des paysages, des personnages comme il le fait avec son pinceau.

C’est doux, tendre et poétique. On y retrouve, Jeanne, sa mère, Piero, son frère mais aussi ses thèmes favoris, ses amours féminins et ses corps qu’il aime dessiner plus que tout et sur lesquels il arrive à poser cette fois-ci des mots. Les arbres des milliers de fois peints, fil rouge de nombre de ses ouvrages, sont aussi bien entendu présents et leur importance, expliquée. Baudoin, on a envie de l’appeler Edmond, montre comment la marche, même quand elle se fait près de chez lui à Paris, dans le Jardin du Luxembourg, se confond avec la vie. Combien elle est la vie.
On l’aura compris, ce livre d’écrivain ne peut se dissocier du dessinateur. Le pinceau, celui dont on se demande si il dessine en noir sur du blanc ou si il pose du noir pour laisser le blanc dessiner, ne peut vivre sans l’accompagnement du stylo, cet accessoire que le dessinateur met avec ses carnets lorsqu’il part en balade, en prévision du futur « chef d’oeuvre » qui l’attend au retour et s’évanouira au fil de sa réalisation. Il s’est tellement confié dans ses bandes dessinées, que l’on ne s’étonne pas de retrouver ici ses pensées intimes, sans filtre, ou si peu. Il se livre, se confie puisque « la vie est comme une balade ».
On marche dans le réel et dans l’imaginaire, sur le chemin et sur la page blanche, dans la jeunesse et dans la vieillesse, on marche seul et accompagné, dans la réalité et dans le rêve. On marche avec.
Les lecteurs de BD de Baudoin retrouveront leur compagnon de lecture et de route, comme un complément indissociable des ouvrages graphiques. Les autres découvriront un homme attachant, sincère, et auront probablement envie d’aller à la rencontre de ses dessins exceptionnels. Toutes et tous souhaiteront prendre un sac à dos et marcher avec lui. Au moins par la pensée tant Baudoin fait un formidable compagnon de voyage.

Conseillé par (Libraire)
21 février 2023

Instructif !

A l’origine : l’exceptionnelle quadralogie d’Emile Bravo intitulée Spirou. L’espoir malgré tout. L’auteur raconte les années de guerre en Belgique du groom après sa naissance sous le crayon de Rob-Vel en 1938 et avant sa réapparition en 1946 par Franquin. Dans ce récit initiatique, Spirou est confronté à tous les évènements du conflit mondial: rafle, antisémitisme, Auschwitz, bombardements, Gestapo. Au fil des pages se noue une forte relation amicale de Spirou avec le peintre juif Felix Nussbaum, personnage réel, décédé à Auschwitz-Birkenau en 1944.

C’est cette fresque exceptionnelle qualifiée « de la bande dessinée la plus importante écrite sur la Shoah depuis Maus d’Art Spiegelman » par le commissaire d’exposition Didier Pasamonik, associée à la lecture de La véritable histoire de Spirou (1937-1946) de Christelle et Bertrand Pissavy-Yvernaut (Dupuis 2013), qui incita à la création de cette exposition et de son remarquable catalogue.

Les 4 tomes de la BD de Bravo constituent le fil conducteur de l’ouvrage. Après les premières pages consacrées à la création de Spirou par Rob-Vel, le scénario de L’espoir Malgré Tout, structure les chapitres du livre. La fin de l’ouvrage s’accompagne d’une interview passionnante d’Emile Bravo. 


Magnifiquement mis en page, construit intelligemment, accompagnés d’illustrations, de documents d’archives passionnants. Les amateurs de BD y trouveront leur compte. Les amateurs d’Histoire aussi.

Conseillé par (Libraire)
21 février 2023

Le défi de la gemellité

Après Pucelle, Jumelle. 2 titres secs à la consonance proche. On devine que l’autrice, Florence Dupré la Tour, poursuit sa veine autobiographique et sa quête de l’intime, de l’enfance d’expatriés en argentine à la maison champenoise de Nagot. Après avoir exploré sa découverte de la sexualité, elle recherche la dimension qui « la définit le plus et en même temps l’empêche de se définir »: la gémellité. Etre unique tout en ayant un double. Tout au long de ces 176 pages ce paradoxe est décliné à la recherche d‘une réponse impossible.

Son dessin très coloré, qui allie l’innocence de l’enfance à la violence des sentiments, est une clé de voûte parfaite de cette quête. Comment mieux exprimer l’unicité qui attache Florence et sa soeur Bénédicte qu’en les plaçant sous une bulle symbolique? Une rouge et une bleue mais un corps unique qui dit « on » à la place de « je », que l’on appelle indissolublement Florence et Bénédicte et où la pensée commence par « nous ». Jumelle sans S dit le titre car il s’agit bien de la vision personnelle et unique de Florence qui nous est contée, de la cohabitation dans le liquide amniotique jusqu’à l’âge de onze ans et la découverte des premiers émois physiques.

Comme dans Pucelle l’autrice réussit à retrouver les sentiments originaux, bien entendu à les interpréter mais encore plus sûrement à les comprendre à l’aune de sa pensée d’adulte. Florence Dupré la Tour n’a rien oublié des détails qui font la vie mais aussi les moments de bascule anodins sur l’instant mais marqueurs profonds des bouleversements de l’existence. Force à la naissance et au cours des premiers mois, quand les foetus puis les corps se protègent mutuellement, la gémellité devient de plus en plus souvent une source de questionnement à l’heure de la construction, de l’apprentissage, de la prise de conscience personnelle. Le « Je » s’invite alors et les premiers émois physiques accentuent le trouble surtout lorsque Florence ne peut s’imaginer qu’en garçon.

Jumelle est aussi une chronique de l’enfance ordinaire. Jamais l’autrice ne néglige la violence inhérente à cette période de la vie où les filtres n’existent pas et où les sentiments s’expriment de manière abrupte. Le père qui ignore les jumelles à leur naissance, la mère concurrente à son insu, ces parents devenus rivaux, les enfants de l’école perçus comme étrangers et étranges, autant de souvenirs qui font également de cet album un album de souvenirs de nos propres vies.

Conseillé par (Libraire)
15 février 2023

LA BD de ce début d'année

Attardez vous sur la couverture de « Hoka Hey! », feuilletez les 220 pages de l’album et vous aurez immédiatement un aperçu de la qualité exceptionnelle de l’ouvrage. Cela suffit pour constater que l’histoire que vous propose Neyef est une histoire de couleurs. Couleurs rougeoyantes du soir à l’heure des confidences au coin d’un feu sous un ciel étoilé. Couleurs pommelées des sous bois qui rappellent les tableaux ombragés des tableaux de Monet. Couleur jaune ou blanchâtre du lever du jour quand la cime des arbres appelle à s’ébrouer pour aller chercher de l’eau dans le ruisseau proche. Couleurs tamisées par les nuages des paysages infinis du Wyoming. Mais aussi couleurs des hommes. Rouge pour les indiens, blanc pour les colons, car nous sommes bien aux Etats Unis à la fin du XIX ème siècle. Les colons se sont imposés, les indiens vaincus et parqués dans des réserves. Pourtant un Lakota au visage barré de peinture rouge, et une femme au visage masqué par un foulard refusent de se soumettre. Ils tuent, pillent, volent l’argent des « wasichus », des blancs, avant de le brûler. Ils ont tracé dans le dos ou sur le visage une croix, celle qu’ils ont faite sur le monde qui les écrase, le monde des villes, du chemin de fer. A eux s’est joint un jeune roux désinvolte, il porte sur la poitrine un trèfle, il est irlandais. Les trois forment la bande de Little Knife que va devoir suivre, d’abord contraint et forcé puis librement un jeune indien, Georges, éduqué par les blancs, à la manière d’une pomme, « rouge dehors, blanc dedans ». On pense à un Little Big Man inversé.

Dès lors se déroule un périple mû par la vengeance, vengeance personnelle et violente de Little Knife, violence collective du trio contre les blancs qui massacrent les bisons, spolient et s’attribuent toutes les terres, détruisent et nient la culture des indiens Lakotas. Le récit est âpre, violent et ne se complait jamais dans la facilité des codes du western dont il respecte pourtant toutes les facettes. Chasseur de primes, réhabilitation des cultures indiennes, expansion territoriale des colons, trouvent leur place mais la pagination généreuse permet d’approfondir ces thèmes et les dialogues d’une précision au cordeau distinguent la philosophie de vie et l’animisme des Lakotas, de l’expansion et du matérialisme des blancs. La violence et la haine partagées, mènent le récit dans une logique noire et destructrice, où les meurtres se multiplient, la vengeance étant le seul sentiment qui subsiste aux Lakotas puisque la justice les ignore.
Neyef, pourtant éclaire parfois son sujet de tendresse et de douceur. La lumière baignant ses grands paysages dignes du CinémaScope nous invite à nous perdre et à regarder de plus près ces pierres, cette eau, ces nuages à qui les indiens prêtent une âme. Rarement ces étendues américaines, pourtant mille fois dessinées, ont procuré autant d’émotions, comme des personnages supplémentaires du récit..

« Hoka Hey! », ce cri, « En avant » du guerrier Crasy Horse, Neyef en fait une oeuvre puissante et originale qui va bien au delà de la Bd de genre. Il nous procure le plaisir immense de lecture d’un récit haletant aux multiples rebondissements. Une Bd incontournable dans une édition soignée.