Eric R.

Conseillé par (Libraire)
1 octobre 2018

LE DERNIER LAPON

LE DERNIER LAPON: UNE BD GLACANTE

Les premiers froids arrivent. Une BD, sous la forme d’un passionnant polar, vous emmène par moins 17 degrés, dans le grand nord, dans le pays d’éleveurs qui coupent les oreilles des rennes, mais parfois aussi des hommes. Frissons garantis.

Si vous avez peur de la nuit, cette BD n’est pas pour vous. Si les mots « polar ethnologique » vous effraient, passez votre chemin. Mais si vous désirez passer quelques jours dans les territoires sauvages du grand nord, alors que la Laponie est plongée dans la nuit depuis quarante jours, n’hésitez pas, cette BD est pour vous. Vous allez pouvoir monter sur un scooter des neiges, après avoir enfilé une doudoune épaisse et vous lancez à la chasse de rennes, mais aussi, très rapidement, à la recherche d’un assassin d’un éleveur à qui on a coupé les deux oreilles. Il vous faudra remonter à 1693 pour essayer de résoudre ce terrible assassinat peut être causé par le vol d’un tambour de chaman.
Les situations résonnent vrai comme dans le roman policier multiprimé d’Olivier Truc (prix des lecteurs Quai du Polar, Prix Mystère de la critique notamment) d’où est tirée cette BD, confiée aux espagnols Javier Cosnava pour le scénario et Toni Carbos aux dessins. Les conflits ancestraux, les légendes laponnes, les enjeux économiques liés aux richesses du sol, la présence d’un seul policier Lapon au commissariat, Klemett, qui va mener l’enquête avec Nina, une policière venue du sud du pays, créent un climat lourd et réaliste qui ausculte au plus près une société divisée et violente sous le signe de la nuit qui cache tout.

Toni Carbos relève le défi de dessiner la nuit. Il utilise des couleurs froides, bleutées, gris-clair, qui collent parfaitement à la noirceur du récit, agité de protagonistes haineux et violents. La qualité remarquable de l’objet et du papier rendent un bel hommage au travail du dessinateur soucieux de privilégier la clarté du récit à une vision idyllique des paysages peu en rapport avec les relations humaines.

Il faudra attendre la dernière page pour que s’ouvre «  la période la plus extraordinaire de l’année, celle qui porte en elle tous les espoirs … (…). Très bientôt l’hiver va finir, le soleil renaitra, redonnant à nos montagnes, leur relief et leur superbe. ». Avec le retour du soleil, on peut espérer que la lumière éclairera cette affaire passionnante et instructive. Et que l’assassin sera démasqué.

Eric Rubert.

Chronique intégrale sur le site Unidivers. Fr

Conseillé par (Libraire)
26 septembre 2018

Une BD étoilée.

Gerda Wendt était une astro-physicienne allemande qui consacra sa vie aux étoiles. « Une vie comme un été », tout en douceur et subtilité, nous raconte par courtes séquences cette existence placée sous le signe de la voute céleste. Sans pathos mais avec poésie.
C’est la vie d’une scientifique que raconte cette BD, une scientifique amoureuse des chiffres mais surtout de la vie, de la beauté et de ces champs colorés qui demeurent le dernier souvenir avant de rejoindre définitivement les étoiles.
Coup de coeur d'Eric.

C’est une vieille dame appuyée sur un déambulateur. Elle regarde les frondaisons d’un arbre. Juste au dessus de sa tête. Dans l’ombre des branches, de petites taches scintillent. On dirait des étoiles. Ce sont bien des étoiles, ces éléments qui sont morts depuis longtemps mais qui continuent de briller et de vivre pour nous car

« Tout ce que l’on voit là c’est déjà fini ».

Gerda Wendt est seule comme elle l’a été une grande partie de sa vie qu’elle va consacrer aux chiffres et au ciel, s’éloignant de la vie réelle et des « besoins humains fondamentaux ». Des besoins comme la compagnie des hommes, et même celle de son mari. Devant son déambulateur, elle vit ses derniers jours, dans une maison de retraite, seule et oubliée. Alors elle se remémore son histoire par épisodes brefs et marquants, dans des aller retours où souvent le sens des phrases combine histoire personnelle et principes de sciences.

Cet amour inconcevable pour une jeune fille totalement transparente, accaparée par les chiffres et les étoiles qui « sont là même si on ne les voit pas », ne peut rien face à l’immensité céleste et ses mystères insondables. Des décennies plus tard, c’est devant des fenêtres ouvertes qu’elle poursuit sa quête de souvenirs, morts eux aussi, mais pourtant toujours présents. L’album alterne ainsi, avec une rare tendresse, entre passé et présent, entre passion et dégradation du corps et de l’esprit.
Le talent des auteurs met en valeur la vie et l’immensité du cosmos, le savoir et l’ignorance. Et surtout la douceur et la pudeur. La fin de vie est rude pourtant, décrite sans faux-semblant mais le regard du lecteur ne perd jamais de vue l’immensité du ciel, superbe contre point intemporel à l’existence terrestre.

C’est la vie d’une scientifique que raconte cette BD, une scientifique amoureuse des chiffres mais surtout de la vie, de la beauté et de ces champs colorés qui demeurent le dernier souvenir avant de rejoindre définitivement les étoiles.

Chronique complète sur le site Unidivers.fr

Conseillé par (Libraire)
10 septembre 2018

Le Monarque des Ombres

En refusant d’écrire la vie d’un jeune phalangiste de sa famille, mort en héros, Javier Cercas poursuit sa quête de compréhension de la guerre civile espagnole. Un récit exceptionnel qui nous interroge sur les prétendues certitudes de l’Histoire et le fondement de nos jugements moraux. Remarquable.

C’est un portrait usé par le temps. Le jeune homme, engagé dans le camp des phalangistes, est l’oncle de la mère de Javier Cercas. Il s’appelle Manuel Mena. Il va mourir au combat le 21 septembre 1938 sous les balles républicaines et devenir un héros familial. Ce jeune parent est « devenu le parfait symbole funèbre et violent de toutes les erreurs et les responsabilités (...) le déshonneur de mes ancêtres ».

La photo réaliste, dont on croit pouvoir deviner les secrets va peu à peu s’estomper sous les récits vérifiés de l'enquête de Cercas. L’Histoire nous apprend en effet que Manuel Mena a eu politiquement tort. Mais moralement ? Sans jamais remplir les blancs des témoignages ou des écrits, voulant « céder la parole au silence » quand il ne sait pas, Javier Cervas, au fil de ses découvertes va envisager le regard du jeune homme photographié sous un autre angle. Dans le labo de l’Histoire nationale et familiale, les certitudes de Javier Cercas vont vaciller.
Peu à peu un autre Manuel Mena apparaît, Javier Cercas comprend finalement que l’histoire de nos ancêtres nous constitue comme nous constituons l’histoire de nos descendants. En cela le récit de la vie de Manuel Mena est aussi un peu le nôtre. Il peut nous alléger du poids de la honte de notre passé, même ignoré.

Eric Rubert.

Chronique complète sur le site Unidivers.

Conseillé par (Libraire)
30 août 2018

Un album tendre, doux, et rose...

Depuis notamment, « Les petits ruisseaux », on connait les goûts de Rabaté pour, sans ordre de préférence, la campagne, les tracteurs, les petits coups de blanc, les cyclistes, les femmes d ‘âge mûr bien en chair. Quand on feuillète « Didier, la 5e roue du tracteur », on se dit que l’on est bien en terrain connu. Pourtant cette fois-ci c’est Ravard qui est au dessin mais Rabaté, scénariste ne pouvait oublier ses amours.

Comme le montre le tracteur de la couverture on ouvre donc un album ROSE. Flaschy, pétant, violent, un rose tout à fait normal pour une histoire à l’eau de la même couleur. Vous imaginez, Didier, 45 ans, est agriculteur en Bretagne. Il vit avec sa soeur, Soazic, dans une exploitation laitière, et surveille surtout ses … poires. Et ses hémorroïdes qui l’incitent un jour à chercher âme soeur par Meetic.

Bien sûr, les ventres sont gros. Bien entendu les vaches ont une panse gonflée. Évidemment les hommes boivent un peu trop. Mais à ces grosses ficelles sont associées de purs moments de gentillesse et de poésie. Rabat et Ravard aiment trop leurs personnages pour les ridiculiser et les trainer dans la bouse (de vache). Ils sont humains avec leur fragilité et leur sensibilité, parfois dissimulées mais toujours présentes. Ce n’est pas pour autant le monde de Disney et les situations rappellent l’attachement au réel. La Fête des Labours ressemble beaucoup à celle de votre commune. Serge se retrouve à la rue après la liquidation de son exploitation. Les suicides des agriculteurs sont évoqués mais l’humour et l’amour reprennent toujours le dessus. Et à l’image des populaires « Vieux Fourneaux » les dialogues savoureux restent dans les mémoires, comme ce cri de Coquinette, rencontrée sur Meetic et un peu « portée sur la chose » malgré son âge:

Avec « Didier », Rabaté et Ravard nous offrent un album tendre et doux. Et rose. Trois qualificatifs que cette BD illustre à merveille...

Conseillé par (Libraire)
29 août 2018

D'ailleurs les poissons n'ont pas de pieds.

Si vous êtes déjà allés en Islande, à la lecture de ce roman vous sentirez de nouveau l'air marin emplir vos poumons et le vent s'appuyer fortement sur vos épaules pour vous faire ployer sous le ciel menaçant, « comme en prière, comme un pénitent qui implorerait grâce ». Si vous ne vous êtes jamais rendus dans cette île exceptionnelle, ce livre vous fera connaître l'âme d'une nation où la nature submerge l'individu et le maintient au rang de second rôle. Mais pas seulement.

On avait découvert Stefansson avec son magnifique « Entre ciel et terre », ouvrage âpre, à la lecture lente et syncopée, dans lequel l'auteur islandais dans le cadre d'une banale histoire de pêches à la morue au cours du XIXème siècle traduisait avec force la violence des forces terrestres et célestes. Avec ce quatrième ouvrage l'écrivain poursuit, avec son style unique, sa quête de mots pour transcrire la réalité d'un monde qui nous échappe, absurde souvent, incompréhensible toujours.
Son écriture est comme la mer qui le fascine tant : changeante et mouvante. Elle déborde, s'agite sous la tempête. Elle se fait douce et poétique aux moments d'accalmie.

L'Islande, cette terre sauvage et la région de Keflavik, où « nulle part en Islande, les gens ne vivent aussi près de la mort », est un lieu idéal pour la quête d'une indicible beauté. Ici rien que la lande, le vent, la neige, la pluie, les étoiles et la mer, éléments indispensables pour amener l'homme face à lui-même et à sa condition. L'individu est dépouillé de son statut social et trouve sa vérité quand il plonge dans la mer glacée à la rencontre de la lune ou de son reflet. Il lui reste les mots eux « dont on peut se passer pour vivre mais pas pour survivre ».
Ces mots Ari le personnage principal va les rechercher au-delà du silence des ciels étoilés. Il a cinquante ans. Il a fui son pays et son passé pour vivre à Copenhague. Un colis reçu de son père empli de souvenirs va le ramener sur sa terre natale. Il ne rentre pas seulement « chez lui » mais va plonger par le souvenir vers le passé de trois générations : celle de ses grands parents et de leur vie de pêcheur à Norðfjörður (sous titrées « Jadis » ce sont les plus belles pages), celle de son enfance à Keflavík vers les années 80 et celle de sa vie d'homme actuelle.

Ce voyage dans l'espace et dans le temps permet à l'auteur de tendre à l'universel. Il nous plonge avec lui dans les souvenirs purement nostalgiques d'époques révolues comme ces pages consacrées au travail dans les usines disparues de conditionnement du poisson ou le « pillage » des colis arrivant sur la base américaine de Keflavic. Il trace ainsi à cette occasion de magnifiques portraits d'ouvriers, de femmes à l'image de Kristjan qui ne peut vivre et travailler sans déclamer des vers d'Einar Benediktsson, poète islandais. Mais l'essentiel, au-delà de l'histoire de la nation islandaise, réside bien dans l'agencement des mots et des phrases, cette poésie que l'homme cherche à formaliser pour trouver le « beau ». La mer est belle, dangereuse mais belle. Le ciel est beau, angoissant mais beau. Encore faut-il que cette beauté passe l'obstacle du silence pour exister réellement car «quelle valeur a notre vie si personne ne consent à en écouter le récit ? ».

Nous l'écoutons donc Stefansson raconter la vie d'Ari, de Margret sa grand-mère qui détache ses cheveux pour signifier qu'elle est nue sous sa robe et qu'elle attend l'amour, d'Oddur son grand-père armateur qui serre les poings en signe de passion. Il raconte et rompt le silence de ces vies a priori banales mais si proches des nôtres. Il dit tout de nos faiblesses, de notre incompréhension des faits et des êtres, notamment dans des dernières pages superbes et poignantes.

Avec ces fjords glacés et profonds, l'Islande est ainsi le décor de notre Histoire, une métaphore de notre quête du sens de la vie. La naissance, la vie, la mort, le caractère éphémère de notre passage sur terre sont étalonnés à l'échelle des trois points cardinaux de Keflavic, le vent, la mer et l'éternité car « la vie est incompréhensible, et injuste, mais nous la vivons tout de même, incapables de faire autrement, elle est la seule chose que nous ayons avec certitude, à la fois trésor et insignifiance ».

Stefansson parle souvent du cœur, celui inséré dans notre poitrine, réceptacle de nos émotions. Il le compare avec le vent qui souffle sur la lande déserte, la neige qui obstrue l'entrée des maisons des pêcheurs. Le cœur de l'écriture de Stefansson résonne ainsi profondément en nous. Comme la coque de bois d’un navire qui craque dans la tempête. La tempête de la vie.